En 1978, l’anthropologue féministe sénégalaise Awa Thiam affirmait : « Les femmes doivent certainement atteindre une indépendance totale, mais elles devront se battre pour cela, elles devront l’arracher à la société. Elles devront faire face au bluff des hommes et prouver leur indépendance. »[1]. Rien d’étonnant dans cette conscience de la rudesse de l’épreuve chez un groupe social pour lequel, pendant des siècles, l’Histoire de l’humanité, telle qu’ancrée dans l’imaginaire collectif, correspondrait plutôt à une « chronique de l’absence », selon la journaliste finlando-nigériane Minna Salami[2].
Dans les pays d’Afrique, aux inégalités de genre, auxquelles s’attaquent les féministes du monde entier, s’ajoutent celles issues des régimes coloniaux, porteurs de lourdes adversités politiques, économiques et culturelles, combinés avec les courants eurocentristes[3] de pensée, aux effets aussi importants, bien que moins palpables.
Par cet article, nous vous proposons une brève incursion dans les mouvements féministes africains, afin d’en découvrir les atouts et les sources de fragilité, mais aussi les points de fusion et de désaccord avec le féminisme dit « occidental », ainsi que les performances et les défis à relever pour le mouvement dans l’avenir, en suivant la périodisation proposée par Minna Salami dans l’un de ses essais[4].
L’époque du Protoféminisme africain
Avant le XIXe siècle : les figures de la résistance féministe préexistantes aux mouvements éponymes en Afrique
A l’époque du protoféminisme[5] africain, les exemples de résistance féminine aux structures de pouvoir sont nombreux : nous pouvons notamment citer la célèbre armée des Mino du Dahomey (le Bénin actuel)[6], surnommées les « Amazones » par les Occidentaux de l’époque et s’illustrant notamment dans la résistance à l’envahisseur français en 1890…Ou encore Qurrat al-Ayn, théologienne et poétesse iranienne, adversaire des normes religieuses et sociales discriminatoires pour les femmes.
Mais le protoféminisme africain n’est pas marqué seulement par des femmes de guerre ou de pouvoirs égalant ceux de leurs contemporains masculins. Les Africaines de cette période remettent également en question les limites du genre par le biais de différents rituels, comme l’ont fait les femmes de la communauté Nnobi (l’actuel Nigeria), d’après l’anthropologue Ifi Amadiume.
Fin du XIXe siècle : l’éclosion des mouvements féministes africains sur le continent
Toutefois ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que va s’opérer une évolution importante du féminisme africain, qui commence à se structurer et s’organiser à l’échelle locale, puis nationale et continentale. Selon l’ethnologue F. Sow, à la fin du XIXe siècle, en Afrique du Sud et de l’Ouest, des femmes de diverses origines sociales et raciales commencent donc à revendiquer des droits économiques, politiques et sociaux, tels que l’accès à l’éducation, à la terre, aux permis de travail, le tout bien sûr sans négliger les inégalités de genre. L’on assiste alors, à travers le continent, à une montée en puissance d’associations féminines structurées et réunissant de plus en plus d’adhérentes unies dans un même combat : celui de la reconnaissance de leur dignité.
Ces mouvements sont hétérogènes, constituant un réseau puissant de solidarité, fondé dans un premier temps sur la parenté ou le voisinage. Ces associations ont, toutefois, encore du mal à se financer et donc à s’investir dans des actes concrets, faute de ressources. A titre d’exemple, les tontines[7] ont représenté pendant des décennies une modalité d’accumulation de capital privilégiée, à défaut d’un véritable marché du crédit.
1er essor[8] du féminisme africain : 1900-1990
1900-1950 : Militantes internationalistes et indigènes des droits des femmes
En suivant l’éclosion des premiers groupes féministes sur le continent, le courant se développe rapidement, et le mouvement africain prend sa place sur la scène internationale. Au début du XXe siècle, plusieurs congrès internationaux des femmes ont ainsi été organisés avec le concours des représentantes du continent africain : Adelaide Casely-Hayford, Charlotte Maxeke, Mabel Dove Danquah etc.
Ces militantes des droits des femmes étaient également engagées dans des mouvements contre l’ingérence étrangère (souvent occidentale) en Afrique, comme l’était le panafricanisme[9], par exemple. Le but de ces courants de pensée était de promouvoir une indépendance totale du continent africain et d’encourager une solidarité absolue entre africains (ou personnes d’ascendances africaine) où qu’ils soient dans le monde et ce indépendamment de leurs origines ethniques ou appartenances religieuses.
Ainsi de nombreux mouvements féministes africains ont su s’insérer dans ces combats idéologiques. Parmi ces derniers nous pouvons notamment citer : Nwaobiala (Nigeria), Mau Mau (Kenya) et Bantu Women League (Afrique du Sud).
1950 – 1960 : Combat contre le colonialisme et l’impérialisme aux dépens du féminisme
Pendant cette période, les femmes se concentrent sur la lutte contre les régimes coloniaux pour l’indépendance des pays africains, dont nombreux sont encore sous domination coloniale occidentale. La cause féministe est donc pour ainsi dire, mise « entre parenthèses » le temps d’obtenir l’indépendance nationale. Des personnalités telles que Josina Machel, membre du mouvement d’indépendance FRELIMO au Mozambique et la révolutionnaire kényane Wambui Otieno ont ainsi contribué de manière décisive à la libération de l’Afrique. Néanmoins, à notre grand regret, leur notoriété n’est même pas comparable à celle de leurs homologues masculins que l’Histoire a semble-t-il préféré mettre en valeur.
En règle générale, il est d’autant plus difficile de discerner la contribution de ces activistes au combat indépendantiste que l’adhésion aux mouvements de libération et aux discours nationalistes a surtout eu pour effet le renforcement des traditions souvent patriarcales à l’échelle nationale.
Il est également à noter qu’à cette étape, dans une réticence contre tout ce qui est « occidental » (synonyme de « colonialisme » et d’« oppression » à cette époque troublée pour bien des personnes»), nombre d’activistes de genre hésitaient à s’identifier en tant que « féministes ». Outre le fait que ce terme semblait véhiculer une pensée « oppressive » issue des puissances coloniales, les représentantes du continent africain reprochaient notamment au féminisme global l’homogénéisation des « femmes du Sud », ce que certaines percevaient comme une sorte de « gentrification » forcée du féminisme africain afin de le faire rentrer dans le moule plus vaste du féminisme global en occultant ses spécificités et ses enjeux, parfois bien différents des préoccupations du féminisme dit « occidental ».
1960-1990 : « Féministes africaines » dans le nom et dans le fait
Le combat pour l’indépendance ayant évolué, les mentalités aussi. Contrairement à certaines de leurs consœurs de la période précédente, à cette étape, les activistes de genre africaines sont plus enclines à se considérer comme « féministes » et n’hésitent plus à le revendiquer. C’est justement à cette période que le « 1er essor du féminisme africain » peut être véritablement reconnu grâce à plusieurs facteurs : d’une part, les événements commémoratifs (à l’instar de la décennie historique pour les femmes des Nations Unies entre 1975-1985) et, d’autre part, la progression des études sur les femmes en Afrique et au niveau mondial. C’est la cause féministe, de manière globale, qui sera mise sur le devant de la scène internationale notamment par les grandes organisations intercontinentales, et cette mise en avant profitera de facto au féminisme africain.
Les conférences onusiennes sur les femmes ont ainsi permis la constitution et l’institutionnalisation d’un nouveau champ d’étude et de politiques publiques : « genre et développement ». Dans la même veine, on peut mentionner la création du Centre d’études sur le genre et la politique sociale (CGSPS) au Nigeria et l’Association des femmes africaines pour la recherche et le développement (AAWORD) au Sénégal. En Afrique du Sud, la revue féministe Agenda fait son apparition.
L’ethnologue F. Sow considère que cette coopération internationale aurait permis d’inscrire la question des femmes africaines dans l’agenda politique mondiale d’une manière plus durable.
En même temps, plusieurs courants du féminisme africain, différents selon la focalisation et les arguments théoriques commencent à se profiler. Dans son article, Minna Salami leur donne les appellations et les définitions suivantes :
- Le féminisme africain développemental, concentré sur l’amélioration des conditions de vie, l’exclusion des mutilations génitales féminines (MGF), la réponse aux inconvénients socio-économiques des programmes d’ajustement structurel (PAS), ainsi que le respect des droits de l’Homme dans l’ensemble.
- Le féminisme africain académique, qui s’intéresse principalement à la recherche, à la théorisation du féminisme et aux débats qui y sont liés.
- Le féminisme culturel africain, ayant pour objectif de remettre en avant les valeurs de l’Afrique historique et traditionnelle.
Il semble cependant pertinent de souligner certaines discordes ayant alors tiraillé le féminisme africain et ses différents courants. Les représentantes du féminisme « académique », notamment, faisaient souvent l’objet de critiques, car considérées, du fait de leur parcours ou de l’inclusion dans un monde occidentalisé, comme « incapables » de représenter dûment les femmes d’une position socio-économique différente (indigènes, subalternes, etc.) en raison d’une vision « idéalisée » du combat féministe.
Nonobstant, entre conflits et chevauchements, ces courants de pensée ont permis l’avancée de la cause féministe en Afrique et ont servi de support pour les débats à venir, sans oublier l’institutionnalisation de nombreuses associations et groupements de femmes depuis les Indépendances.
Ces mouvements s’allient dans des combats communs contre les atteintes aux droits des femmes, à savoir les MGF, les mariages précoces, l’obligation d’enfanter etc… et ceci, par le biais de plaintes, de pétitions et de manifestations contre les décisions politiques discriminatoires. Mais ce combat féministe n’est pas qu’une affaire privée ou de « femme » : les femmes mobilisent aussi leurs époux dans ce combat, tout comme les structures religieuses existantes. Des conférences régionales sur les préoccupations des femmes sont également mises en place afin de sensibiliser le public et les autorités gouvernementales sur ces débats essentiels.
2ème essor du féminisme africain : les années 2000 à aujourd’hui
2006 : le féminisme africain prend officiellement sa place dans le combat féministe global
Cette période marque, avant tout, l’adhésion définitive des mouvements de femmes africaines au féminisme sous cette appellation précise, consacrée par la Charte des principes féministes pour les féministes africaines de 2006 : « Notre identité féministe n’est pas qualifiée par des « si », des « mais » ou des « comment », nous sommes des féministes. Point final.«
L’avènement de l’Internet et des réseaux sociaux sur le continent a eu le mérite d’appuyer le 2ème essor du féminisme africain. Ces avancées technologiques ont en effet facilité la diffusion des informations et la connexion entre les activistes de genre. Toute une série d’outils destinés à promouvoir la cause féministe leur sont devenus accessibles : campagnes sur les réseaux sociaux, pétitions en ligne, blogs et applications thématiques etc., mais cependant, avec des inconvénients non négligeables liés à la diffusion de fausses informations.
En outre, à l’heure actuelle, l’adoption de la cause de l’autonomisation féminine et du langage afférent par le discours public rend l’oppression des féministes moins discernable et donc plus difficile à combattre.
Aujourd’hui : de nouveaux courants féministes émergeants
Sur le champ théorique, M. Salami relève plusieurs nouveaux courants qui s’y insèrent à cette période, à savoir :
- Le féminisme libéral africain, avec un focus sur les rapports homme-femme à domicile, le mariage et l’amour, les disparités entre les sexes et les droits relatifs à la sexualité dans le contexte de l’Afrique.
- Le féminisme africain psychanalytique, centré sur la relation entre la sexualité, le langage et le corps.
- Le féminisme africain postmoderne, qui s’intéresse au langage, aux corps et propose une nouvelle lecture du langage et du soi, à l’aide des mythes et des rituels.
- Le féminisme africain intersectoriel et/ou décolonial, focalisé sur les éléments ayant façonné le féminisme noir et africain.
- L’écoféminisme africain, examinant l’exploitation de l’environnement et de la femme par les systèmes patriarcaux, avec un focus sur des questions caractéristiques du contexte africain, à savoir l’accès à la terre et aux activités agro-alimentaires.
Le féminisme africain, comme courant de pensée et communauté à une conscience bien-définie, compte donc aujourd’hui approximativement 40 ans d’histoire. D’un pluralisme si ardemment revendiqué par ses adeptes, ce mouvement se pose des objectifs « plus forts que jamais » (M. Salami)[9] et invite hommes et femmes à s’insérer dans ce bel et tellement nécessaire combat.
-Alina Tarpalan
Bibliographie
[1] THIAM Awa, La Parole aux Négresses, Editions Denoël, 1978.
[2]SALAMI Minna, « A Historical Overview of African Feminist Strands”, MSAFROPOLITAN, 24 Août 2022:
https://msafropolitan.com/2022/08/a-historical-overview-of-african-feminist-strands.html
[3]Européocentrisme/eurocentrisme : analyse de tous les problèmes d’un point de vue européen, en négligeant le reste du monde.
https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/europ%C3%A9ocentrisme/31733
[4]M. SALAMI, Un aperçu historique des courants féministes africains :
https://houseofafricanfeminisms.org/Un-apercu-historique-des-courants-feministes-africains
[5]Protoféminisme : concept qui anticipe le féminisme moderne dans des contextes où le concept de féminisme en tant que tel est encore inconnu, désignant des penseurs qui prônent des idées relevant de principes féministes en vue d’accroître l’égalité entre les hommes et les femmes, que ce soit en termes d’éducation ou de liberté d’expression.
[6]Armée des Mino : ancien régiment militaire Fon, entièrement féminin, du royaume du Dahomey, ayant existé jusqu’à la fin du XIXe siècle :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Amazones_du_Dahomey
[7]Tontine : Dans certaines communautés, notamment en Afrique et en Asie, coutume qui consiste à verser régulièrement une somme d’argent à un fonds que chaque donateur peut utiliser à tour de rôle :
https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/tontine/78426
[8]Panafricanisme – Doctrine et mouvement de solidarité entre les peuples africains.
https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/panafricanisme/57545
[9] M. SALAMI, Un aperçu historique des courants féministes africains :
https://houseofafricanfeminisms.org/Un-apercu-historique-des-courants-feministes-africains